PETITES PENSÉES EN VOYAGE
Hyperconnexion et déconnexion
Avant, les livres, guides et agences de voyages fournissaient
des informations générales. L’accès à une information spécifique ou récente
demandait un effort de recherche plus important. Je me souviens d’avoir fouiné
dans les bibliothèques, visité des ambassades, questionné des voyageurs,… Cette
relative restriction d’information pouvait contraindre les voyageurs dans des
sentiers battus. Pourtant persuadé de ma bonne affaire, je me suis souvent
retrouvé dans de petits restaurants sur un autre continent... à côté d’autres
français qui avaient eux aussi le Guide du Routard posé sur leur table. Désormais,
c’est une évidence, internet est une mine d’informations pour la préparation et
la réalisation d’un voyage. On trouve des renseignements actualisés, spécifiques,
des témoignages,... Ils permettent de mener à bien des projets et ouvrent le
champ des possibles.
Au cours d’un voyage à vélo, on se projette dans un
environnement. Aussi, j’aime l’usage de la carte papier et de la boussole qui
forcent à garder un lien avec celui-ci. Il faut s’orienter, identifier et
mémoriser le paysage,… L’itinéraire doit devenir intuitif, il faut se
renseigner auprès des habitants, parfois même apprendre à lire les traces.
C’est une aventure réelle dont on prendra pleinement conscience si on se
perd !
Un smartphone doté d’un GPS permet au cyclovoyageur de ne pas
se perdre. C’est déjà beaucoup, mais il offre bien plus. Les différentes
applications, souvent gratuites, permettent de
préparer et suivre finement son parcours (orientation, distances,
dénivelés,…), de trouver différentes facilités (hôtels, restaurant, banques,…)
avec des commentaires, d’être en lien avec d’autres voyageurs sur le même
parcours,… Le smartphone est l’avatar virtuel du voyageur. Ce dernier est un
point sur une carte électronique, une flèche à suivre. Il voit où il est, où il
va, ce qu’il va trouver,…Ce n’est pourtant pas un monde virtuel. Il est basé
sur des informations réelles et réactualisées.
Lorsqu’il aborda l’Amérique le 12 octobre 1492 après une
navigation engagée, Christophe Colomb pensait avoir trouvé une nouvelle route
et atteint les Indes Orientales. Force est de reconnaître qu’avec les moyens
modernes, il est plus facile de voyager.
Le cyclovoyageur doit savoir lever le nez de son précieux
smartphone au cas où il tomberait en panne.
La plupart des hôtels ont le Wifi, même si il ne fonctionne
pas toujours bien. C’est apparemment une demande prioritaire des clients. Certains
restaurants, cafés et magasins proposent également ce service. Sur certaines
places publiques il y a un Wifi disponible. Le Wifi est gratuit ou déjà inclus
dans le prix de la prestation. Il est également possible dans les différents
pays traversés d’avoir un abonnement téléphonique nécessitant quelques
démarches et un coût. Il y a généralement du réseau, même parfois en dehors des
villes.
Un premier constat est que nous sommes largement entourés
d’ondes. Quel pourrait en être l’effet sur notre santé ? Dans son Avis de
mars 2018, sur l« Hypersensibilité
électromagnétique ou intolérance environnementale idiopathique attribuée aux
champs électromagnétiques », l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire
de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) souligne le besoin
d’approfondir les connaissances scientifiques. L’existence de ces troubles et
de l’éventuel lien de causalité ne sont pas prouvés. Mais c’est une autre
question.
En basculant entre Wifi et 3G, il est donc très souvent
possible de se connecter.
Les voyageurs sont désormais hyperconnectés.
Ils ont un accès quasi permanent à l’information.
Mais cette hyperconnexion est aussi et surtout utilisée pour
la communication.
Avant internet, il n’y a pas si longtemps que ça, on pouvait
utiliser un téléphone. Fixe bien sûr. Il fallait en trouver un pour pouvoir
appeler depuis l’étranger. Il fallait compter avec le décalage horaire, les
mauvaises communications et le prix élevé. Sauf en cas de force majeure, Les
baroudeurs n’appelaient pas.
On écrivait des cartes postales. C’était surtout pour le
plaisir d’envoyer quelque chose depuis là-bas que pour réellement informer. Les
cartes pouvaient en effet arriver à destination après le retour de voyage de
l’expéditeur.
Maintenant, on communique de partout et en permanence. C’est
tellement facile d’envoyer des nouvelles qu’il paraît anormal de ne pas le
faire. Par précaution, on prépare une réponse automatique avant de s’engager
dans un lieu où la connexion sera difficile. L’expression « Pas de
nouvelles, bonne nouvelle » est obsolète.
On ne se contente pas d’un petit message rassurant. On envoie
des longs messages. On joint des photos, des films,…
Le carnet de voyage est devenu un blog. Chacun le rédige et
le complète selon son goût. Avant, le carnet de voyage pouvait être un dérivé
du journal intime. Il restait personnel. Le blog est ouvert au monde.
Et il y a les réseaux sociaux.
Au cours de notre voyage j’ai ouvert un compte Facebook. Il
devait permettre d’envoyer plus facilement et rapidement de l’information. Il
devait être plus facile à actualiser que le blog et le site internet tout en
faisant le lien vers ceux-ci. Il devait permettre d’élargir les contacts.
Il faut reconnaître que, pour ces points, Facebook joue
pleinement son rôle de réseau social.
Avec Facebook j’ai aussi découvert un monde. Bientôt deux
milliards d’utilisateurs et donc d’amis potentiels.
Un monde aussi vaste que les gens sont différents. Mais les centres d’intérêts des uns ne sont
pas forcément ceux des autres… Et les publications ne sont pas toujours
intéressantes... Malheureusement nous n’avons pas forcément, ou plus, quelque
chose à nous dire…
Un monde pas toujours idéal : informations erronées
propagées par des spécialistes autoproclamés, dévastation de l’orthographe et de
la grammaire, agressivité et violence verbales,…
Un monde pourtant merveilleux. On s’y met en valeur à loisir.
Il est intéressant, après les avoir rencontrés sur place, de voir l’image
virtuelle que beaucoup de voyageurs se donnent.
En tant qu’utilisateur, ces critiques me concernent sans
doute également.
Les activités permises par Facebook sont plus variées que
celles d’un forum : maintien du lien avec ses proches, reprise de
contacts, créations de liens virtuels, passe-temps, informations,… Le nombre de
connexions quotidiennes et le temps passé peuvent être élevés. Ainsi,
l’addiction à Facebook est devenue un sujet de recherche à part entière. On peut citer par exemple l’étude de
Ryan et ses collègues « The uses and
abuses of Facebook : A review of Facebook addiction » (Journal of
Behavioral Addictions, 2014). Les motivations conscientes et
inconscientes des utilisateurs ne semblent ni refléter ni favoriser un parfait
épanouissement personnel. Quelle est la limite entre utilisation et
addiction ? Quelles sont les satisfactions apportées par le lien social
qui déclenchent cette addiction ? Les chercheurs tentent de répondre à ces
questions.
En attendant leurs réponses, j’étais tout de même surpris de
voir de jeunes backpackers critiquer la société de consommation avant de
s’entasser pendant des heures avec leurs tablettes ou ordinateurs au plus près
du Wifi.
J’avais envie de leur demander s’ils étaient venus jusqu’ici
pour retrouver le même monde virtuel que depuis chez eux.

J’ai hiverné à Crozet, dans les Terres Australes et
Antarctiques Françaises, de décembre 1998 à février 2000. Quinze mois à seize
personnes. A cette époque, les moyens de communication étaient limités. Il y
avait un téléphone satellite mais le prix élevé était rédhibitoire. Nous avions
le droit d’envoyer et de recevoir des telex. Les limites étaient de un message
hebdomadaire de 70 mots avec un destinataire unique. Les telex étaient lus par
les techniciens radio à l’envoi et à la réception entre la métropole et le
district et inversement. Il n’y avait pas d’Internet. Le Marion Dufresne II,
navire ravitailleur, passait de 3 à 4 fois entre novembre et mars puis une fois
en juillet. C’était l’occasion de recevoir du courrier. Et surtout d’en
envoyer. L’écriture était un plaisir particulier. La plume glissait sur le
papier. Des timbres et tampons très recherchés des philatélistes étaient apposés.
Finalement, la pile de lettres était confiée au bateau. Ces messages étaient
souvent lus des mois après avoir été écrits.
Nous avions choisi d’hiverner, être coupés du monde faisait
partie de l’aventure.
Un voyage à vélo permet ce détachement proche de la
méditation. Je resterais quand même prudent sur l’exercice vu la dangerosité
des routes !
J’ai déjà évoqué cette notion d’engagement : partir loin
et longtemps. Couper les amarres prenait tout son sens à l’ère de la navigation
à voile. Aujourd’hui, nous devrions couper les moyens de communication.
Certains arrivent à faire plusieurs choses en même temps. Mais
quand même.
Je ne pense pas que consulter ses mails en réunion soit très
professionnel.
Je ne pense pas qu’être fixé sur son smartphone en bonne
compagnie soit très courtois.
Certes, partir en voyage ne signifie pas nécessairement partir
en pèlerinage ou en ermitage. Cependant, n’est-ce pas souvent un but, un
constat ou au moins une affirmation que de « faire une coupure ». Au-delà
de ce repos de l’esprit, le voyageur pourrait espérer plus. Rencontrer,
découvrir, s’imprégner,… Cela demande un minimum d’attention. Voyager en pleine
conscience. Sans perturbations.
L’hyperconnexion organise le voyage. La déconnexion le
réalise.